La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, source d’enrichissement du patrimoine constitutionnel et juridique de l’Union européenne

En partie inspirée de la Convention européenne des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est un instrument caractérisé par sa modernité, sa complétude et son harmonie. Sa structure en titres renvoie à des exigences fondamentales de la vie en société dont certaines ont été consacrées en tant que valeurs auxquelles l’Union européenne et les Etats membres ont souscrit en vertu de l’article 2 du traité sur l’Union européenne.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne trouve son origine dans plusieurs initiatives dont les effets ont été conjugués et amplifiés au cours d’un long processus de constitutionalisation des droits fondamentaux au sein des Communautés européennes puis de l’Union européenne.

Perspective de catalogue des droits fondamentaux. La perspective de création d’un “catalogue” de droits fondamentaux spécifique à la Communauté économique européenne, selon l’expression la Cour constitutionnelle allemande reprise par la Commission européenne, avait suscité une véritable réflexion au sein des institutions et de la doctrine (voir notamment, dans un sens critique, A.G. Toth, “The European Union and Human Rights : The Way Forward”, CML Rev. 1997 n° 2, p. 491 et s., spéc. p. 501 et 502, et, de manière plus favorable, A. Clapham, “A Human Rights Policy for the European Community”, YEL 1990, p. 309 et s., spéc. p. 358 à 361 ; K. Lenaerts, “Fundamental Rights to be Included in a Community Catalogue”, EL Rev. 1991 n° 5, p. 367 et s.).

L’enrichissement constitutionnel des traités constitutifs et le renforcement de la légitimité démocratique de la Communauté et de l’Union ont été pertinemment soulignés par plusieurs auteurs (M. A. Dauses, « La protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique des Communautés européennes. Position du problème, état actuel et tendances », RAE 1992, n° 4, p. 9 et s., spéc. p. 20 ; M. P. Chiti, “The role of the European Court of Justice in the Development of General Principles and their Possible Codification”, Riv. Ital. Dir. Pubbl. Comunitario 1995, p. 661 et s., spéc. p. 670 ; R. Bieber, Introduction, in R. Bieber et a. (éds), Au nom des peuples européens. Un catalogue des droits fondamentaux de l’Union européenne, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1996, p. 13 et s., spéc. p. 15).

Contribution du Parlement européen. Le Parlement européen, en dépit de son rôle limité dans le processus de révision des traités constitutifs, a poursuivi inlassablement ses travaux qui ont débouché en 1989 sur l’adoption d’une “Résolution portant adoption de la Déclaration des droits et libertés fondamentaux” (JOCE n° C 120, p. 51). Cette déclaration a été rédigée dans la perspective de disposer plus tard d’un instrument de base à valeur contraignante susceptible de garantir les droits fondamentaux des citoyens européens. Aussi le Parlement fit-il logiquement référence à ce texte ainsi qu’au projet Spinelli de 1984 dans ses résolutions successives adoptées dans la perspective de la conférence intergouvernementale ouverte à Rome en décembre 1990 (V. à ce sujet J.-P. Cot, « La démarche du Parlement européen », in R. Bieber et a. (éds), Au nom des peuples européens. Un catalogue des droits fondamentaux de l’Union européenne, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1996, p. 16 et s.), sans toutefois convaincre les Etats membres. Suivant une logique visant à rompre la structure classique d’organisation internationale de l’Union européenne, le Parlement européen allait adopter un projet de constitution européenne en 1994 (JOCE n° C 61, du 28 février 1994) qui comportait un titre VIII Droits de l’homme garantis par l’Union conçu de manière très complète. A défaut de convaincre, ce texte a eu le mérite de susciter de nouvelles réflexions.

Perspective d’élaboration d’une charte des droits fondamentaux intégrée dans les traités. Dans le prolongement de ces travaux, la question de l’adoption d’une charte des droits fondamentaux intégrée aux traités a été posée. Le Conseil européen qui s’est tenu à Cologne les 3 et 4 juin 1999 a estimé qu’il conviendrait de réunir les droits fondamentaux en vigueur au niveau de l’Union dans une charte de manière à leur donner une plus grande visibilité. Il a adopté une décision à ce titre (Bull. UE 6-1999, point 1.64. Voir également l’annexe des conclusions de la présidence au Conseil européen de Tempere des 15 et 16 octobre 1999) qui a précisé les modalités d’adoption d’une telle charte et envisage in fine son intégration dans les traités.

Elaboration de la Charte des droits fondamentaux. Une Convention ad hoc, composée de manière inédite de délégués parlementaires et de représentants du pouvoir exécutifs, a été chargée d’élaborer la Charte des droits fondamentaux sous la présidence de Roman Herzog. Au terme d’une année de discussions enrichies d’échanges avec la société civile, un texte cohérent a pu être arrêté. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne a finalement été proclamée par le Parlement européen, le Conseil et la Commission le 7 décembre 2000 (JOCE n° C 364 du 18 décembre 2000, p. 1). Une telle proclamation ne pouvait toutefois suffire à lui conférer une valeur contraignante.

Apports de la Charte. La Charte des droits fondamentaux a constitué un enrichissement des droits et libertés reconnus par l’Union européenne à plus d’un titre. Elle a renouvelé tout d’abord l’approche des droits fondamentaux en faisant abstraction des distinctions classiques issues du droit international, notamment des pactes de 1966, en étant structurée de manière originale : dignité ; libertés ; égalité ; solidarité ; citoyenneté ; justice. Ensuite, elle a innové en consacrant certains droits qui étaient généralement énoncés de manière éparse et peu explicite dans les textes de droit européen dont l’objet n’était pas de consacrer des droits fondamentaux : liberté des arts et des sciences (art. 13), droit d’accès aux services de placement (art. 29), droit à une protection en cas de licenciement injustifié (art. 30), droit d’accès à la prévention en matière de santé et de bénéficier de soins médicaux (art. 35), accès aux services d’intérêt économique général (art. 36). Enfin, elle a eu pour effet de conférer un caractère fondamental, dont la portée devrait être précisée, à des principes tels que la protection de l’environnement (art. 37) ou la protection des consommateurs (art. 38).

Premières références à la Charte dans la jurisprudence du Tribunal. Rapidement, les citoyens ont perçu l’importance de la Charte et ont invoqué à l’occasion de litiges avec les institutions de l’Union européenne les droits qu’elle reconnaissait. Le Tribunal de première instance des Communautés européennes y a fait référence régulièrement pour souligner l’importance, dans l’ordre juridique communautaire, des droits que la Charte énonçait. Ainsi, à propos du droit à un recours effectif : TPICE 3 mai 2002, Jégo-Quéré c/Commission, aff. T-177/01, Rec. CJCE p. II-2365, points 42 et 47 ; de la présomption d’innocence : TPICE, 26 octobre 2005, Groupe Danone c/Commission, aff. T-38/02, Rec. CJCE p. II-4407, point 216 ; du respect du délai raisonnable : TPICE, 13 juillet 2005, Sunrider c/OHMI, aff. T-242/02, Rec. CJCE p. II-2793, point 51.

Prudence initiale de la Cour de justice. A la différence de ses avocats généraux qui y faisaient régulièrement référence, la Cour de justice s’est abstenue, pendant plusieurs années, de prendre appui sur la Charte dans les motifs de ses décisions. Elle a franchi le pas dans une affaire qui s’y prêtait particulièrement dans la mesure où la directive relative au droit au regroupement familial attaquée y faisait elle-même référence dans l’un de ses premiers considérants. La Cour a dès lors observé que si la Charte proclamée solennellement à Nice le 7 décembre 2000 par le Parlement, le Conseil et la Commission ne constituait pas un instrument juridique contraignant, le législateur communautaire avait cependant entendu en reconnaître l’importance en affirmant, dans la directive objet du recours, que cette dernière respectait les principes reconnus par la CEDH mais aussi la Charte (CJCE, 27 juin 2006, Parlement c/Conseil, aff. C-540/03, Rec. CJCE p. I-5769, point 38). La Cour ne s’est pas limitée à une simple référence à la Charte mais a expliqué comment devait être lus les principaux articles (7 et 24) relatifs à la vie familiale (ibid., point 58).

Incorporation de la Charte dans le traité constitutionnel. L’incorporation de la Charte, telle que rediscutée dans le cadre de la Convention sur l’avenir de l’Europe et agréée par la CIG de 2004, dans le traité établissant une Constitution pour l’Europe signé le 29 octobre 2004 a eu pour effet d’ancrer les droits fondamentaux dans la Constitution européenne. Désormais, ces droits ne devaient plus être reconnus au détour d’une jurisprudence ou dans le cadre d’actes adoptés par des institutions de l’Union européenne dont la légitimité était régulièrement contestée. La Charte devait acquérir une force contraignante et la valeur juridique d’un traité. Constituant la partie II du traité établissant une Constitution pour l’Europe, la Charte des droits fondamentaux de l’Union était de surcroît au cœur du traité constitutionnel européen. Placés avant les dispositions relatives aux politiques et aux institutions de l’Union, les droits fondamentaux ainsi consacrés étaient de nature à commander toute l’action de l’Union. Le rejet du traité constitutionnel européen en 2005 n’a toutefois pas conduit à abandonner l’idée d’une constitutionalisation des droits fondamentaux.

CIG 2007. Le mandat donné à la CIG de 2007 en vertu des conclusions de la Présidence du Conseil européen des 22 et 23 juin 2007 indiquait que la Charte ne serait plus incluse dans les traités constitutifs. L’article du traité UE relatif aux droits fondamentaux devrait toutefois indiquer que « L’Union reconnaît les droits, les libertés énoncés par la Charte des droits fondamentaux du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le (…2007), laquelle a la même valeur juridique que les traités ». Il n’a même pas été prévu de faire figurer la Charte dans un protocole annexé aux traités constitutifs.

Traité de Lisbonne. L’article 6, paragraphe 1er, du nouveau traité UE dispose désormais, dans son alinéa 1er, que « L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités ». L’adaptation de la Charte était commandée par la nécessité de tenir compte du travail des Conventionnels qui avaient procédé, en vue de l’insertion de la Charte dans la Constitution européenne, à des ajouts et modifications dictés, pour l’essentiel, par la prudence. L’article 6, paragraphe 1er, alinéa 2, du traité UE précise que “les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités“. Une telle garantie relative à la non-extension des compétences constitue une reprise des limitations énoncées à l’article 51, paragraphe 1, in fine, et paragraphe 2 de la Charte. L’article 6, paragraphe 1er, alinéa 3, du traité UE indique enfin que “les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions“. Une telle précision consistant à renvoyer aux explications est une reprise de l’exigence formulée par l’article 52, paragraphe 7, de la Charte (Voir F. Picod et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article, coll. Droit de l’Union européenne, série Textes et commentaires, Bruylant, 2ème éd., 2020).

Effets de la constitutionnalisation. D’une manière générale, les effets attendus de la constitutionnalisation des droits fondamentaux, au moyen d’une incorporation de ces droits dans une Charte ayant acquis valeur de traité, sont multiples. Les droits fondamentaux ainsi consacrés ont été davantage pris en considération et respectés lors de l’élaboration des actes normatifs et administratifs de l’Union européenne. Ces droits ont été invoqués plus facilement à l’encontre de tout acte unilatéral ou conventionnel de l’Union européenne ainsi qu’à l’encontre des actes étatiques qui entraient dans le champ d’application du droit de l’Union européenne conformément à l’article 51 de la Charte (Voir notamment A. Schwerdtfeger, « Artikel 51 », in J. Meyer und S. Hölscheidt (Hrsg.), Charta der Grundrechte der Europäischen Union, Baden-Baden, Nomos, 5ème éd., 2019, pp. 904-940 et F. Picod, « Article 51 », in F. Picod et S. Van Drooghenbroeck (dir.), Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Commentaire article par article, coll. Droit de l’Union européenne, série Textes et commentaires, Bruylant, 2ème éd., 2020, pp. 1223 à 1248). La reconnaissance d’effets horizontaux attachés à de tels droits a été facilitée, ainsi qu’en témoigne la jurisprudence qui s’est progressivement développée au sujet des articles 21 et 31 de la Charte (CJUE, 17 avril 2018, Egenberger, aff. C-414/16, point 77 ; CJ, 22 janvier 2019, Cresco Investigation, aff. C-193/17, points 76 à 78 ; CJUE, 6 novembre 2018, Bauer et Brossonn, aff. jtes C-569/16 et C-570/16, EU:C:2018:871, points 86 à 90). D’une manière générale, l’Union européenne a vu son patrimoine constitutionnel et juridique considérablement enrichi, ce qui lui a procuré une légitimité qui lui a souvent fait défaut.

Justiciabilité de la Charte. – En conférant à la Charte des droits fondamentaux la même valeur juridique que les traités constitutifs, le traité de Lisbonne a fait entrer les dispositions de la Charte dans les normes qui servent de référence au contrôle de la légalité des actes des institutions, organes et organismes de l’Union opéré par les juridictions de l’Union européenne. Un tel contrôle de la légalité a été facilité par l’ouverture des conditions de recevabilité du recours en annulation formé par les personnes physiques et morales à l’encontre des actes réglementaires. En effet, il n’est désormais plus exigé, en vertu de l’article 263, alinéa 4, du traité FUE, que les actes réglementaires concernent individuellement le requérant ordinaire dès lors que de tels actes ne comportent pas de mesures d’exécution. Dans un tel cas, il suffit que la personne physique ou morale soit directement concernée par l’acte réglementaire, ce qui en facilite la contestation. La Charte peut être invoquée également dans le cadre des recours en annulation dirigés contre des mesures restrictives (Trib. UE, 12 décembre 2018, Makhlouf c/ Conseil, aff. T-409/16, EU:T:2018:901, points 46 et s. ; Trib. UE, 28 février 2019, Souruh c/ Conseil, aff. T-440/16, EU:T:2019:115, points 48 et s.). La Charte peut également être invoquée dans le cadre du recours en carence prévu par l’article 265 du traité FUE (Trib. UE, 21 mars 2014, Yusef c/ Commission, aff. T-306/10, EU:T:2014:141, point 107) qui constitue l’autre volet du contrôle de la légalité des actes des institutions de l’Union européenne. Dans le cadre des actions en responsabilité contractuelle ou extra-contractuelle prévues par les articles 268 et 272 du traité FUE, la Charte peut également être invoquée à l’appui d’une contestation d’un acte ou d’un comportement dommageable d’une institution, d’un organe ou d’un organisme de l’Union (Trib. UE, 23 mai 2019, Steinhoff c/ Conseil, aff. T-107/17, EU:T:2019:353, points 86 et s.). Enfin, en cas de non-respect d’une disposition de la Charte par un Etat membre agissant dans le cadre du droit de l’Union, un recours en manquement devant la Cour de justice, prévu par les articles 258 à 260 du traité FUE, peut être mis en œuvre (CJUE, 21 mai 2019, Commission c/ Hongrie, aff. C-235/17, EU:C:2019:432, points 67 à 101). Les juridictions nationales seront également amenées, dans le cadre de leurs compétences respectives, à veiller au respect des dispositions de la Charte des droits fondamentaux par les Etats membres ainsi que, dans une certaine mesure, des personnes privées. Le non-respect imputable aux autorités nationales des droits fondamentaux garantis par la Charte des droits fondamentaux peut conduire les personnes privées à saisir une juridiction nationale et, le cas échéant, à lui suggérer un renvoi préjudiciel à la Cour de justice en interprétation des dispositions de la Charte (CJUE, 8 mai 2019, Leitner, aff. C-396/17, EU:C:2019:375) ou en appréciation de validité d’un acte d’une institution de l’Union européenne (CJUE, 8 avril 2014, Digital Rights Ireland et a., aff. jtes C-293/12 et C-594/12, EU:C:2014:238) sur lequel les autorités nationales se sont fondées. La saisine des juridictions nationales varie en fonction de l’objet du recours : recours visant à l’annulation d’un acte étatique, recours visant à obtenir réparation d’un préjudice, recours visant à enjoindre à l’autorité publique d’agir. La jurisprudence révèle déjà de nombreux cas de figure concernant ce type de mise en cause des autorités nationales (F. Picod, « Les voies de droit permettant l’invocation des dispositions de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne », in A. Iliopoulou-Penot et L. Xenou (dir.), La Charte des droits fondamentaux, source de renouveau constitutionnel européen, Bruxelles, Bruylant, coll. Droit de l’Union européenne, 2020, p. 107 et s.).

Fabrice Picod, Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Chaire Jean Monnet, Directeur du Centre de droit européen


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